Le bal extatique d'une nuit sans lune [PV Steph']

Dans mon rêve, je tombe. Encore et encore. Sans m’arrêter. Une chute vertigineuse, sans fin, sans début. Une chute infinie, où mes yeux ne cessent d’observer le ciel, ne cessent d’examiner cette falaise, cette main tendue. Une petite fille me regarde, je ne sais pas qui elle est. Le soleil cache son visage mais je peux voir ses larmes coulées sur ses joues creuses…Ces innombrables larmes. Une grimace de douleur surgit sur son visage inconnu. Oh, je ne la vois pas, mais je la ressens, comme la douleur qui explose en mon âme, une souffrance aigre, longue et lancinante. Elle me griffe de toutes parts, par ces larmes, ce visage inconnu à mon regard et qui pourtant, ne cesse de sangloter. J’entends ses hurlements déchirants, je les entends, et je ne peux qu’espérer que le sol vienne, oui, que le sol vienne pour mettre fin à ce rêve ressemblant à la réalité. Oui, la réalité. Car l’enfant, c’est moi, et ce que j’incarne n’est autre que ma mère.

Un cri déchirant. Une supplique voyageuse.

« Tu m’as promis ! »

J’ouvre mes paupières en sursaut, mes yeux rouge et bleu fixant le plafond de ma chambre, scintillant dans la nuit, tandis que l’écho de ce hurlement se répercute inlassablement en mon âme. La voûte se fait floue.

Je n’ai jamais autant pleuré que cette nuit-là.

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« Ravie d’enfin vous rencontrer. »

Un sourire poli, un sourire des plus faux. Je plisse mes yeux maquillés de noir dans une mimique heureuse. Je m’incline, preuve laissée par un simple mouvement de ma robe noire. Mon regard instable plongea dans celui du roi d'Angleterre, impassible malgré cette comédie éternelle jouée un million de fois. En mon fort intérieur, je haïssais cette nouvelle lubie à mon père de vouloir faire tenir dans sa paume l'Altesse Royale. Non pas que ce dernier me répugnait plus que les autres nobles participant à cette fête en son royaume, mais mon père ne récolterait rien dans un accord économique avec son supérieur hiérarchique, au contraire. Peut-être se faisait-il vieux et perdait la tête ? Un sourire ironique apparut sur mes lèvres rouges. Je ne souhaitais pas qu’il ait une mort douce, au contraire, je voulais le tuer moi-même, mais l’humilier avant cela, comme il l’avait fait avec moi. Alors, je ne lui permettrai pas de mourir autrement que par ma main.

« Angel ? Allez-vous bien ? »

Mon regard insalubre disparut, devenant aimable en plongeant dans celui de ce père au sourire trop suffisant, m’arrachant au passage un frisson de dégoût. Si j’allais bien ? Depuis quand s’inquiétait-il pour moi ? Mes yeux rouge et bleu se reflétèrent dans ceux du roi. Ah, je comprends mieux. Mes lèvres s’étirèrent ; à nouveau ce sourire mensonger. Une excuse, un air navré, mais une terrible envie de vomir cet homme et ce roi…Je les haïssais tant.

« Hélas non, Père. J’ai passé une mauvaise nuit.»

« Si vous voulez, vous pouvez retourner dans les appartements que l'on vous a assigné. J’espère seulement que vous pourrez chanter ce soir, je l’ai promis à son Altesse ci-présente. »

« Evidemment, Père… »

Un haut-le-cœur provoqua un frisson, un frisson répugnant parcourant mon dos. L’idée de chanter pour le simple intérêt de cet homme me révulsait. En fait, je ne voulais plus faire entendre ma voix aux humains, mais je devais m’y obliger, pour arriver à mon objectif premier.

Il était vrai que je me sentais mal, non pas à cause de la raison énoncée d’une voix de « petite fille sage écoutant avec admiration tous les dires de son papounet adoré » ci-dessus, mais par les maux de tête atroces qui m’avaient pris cette nuit. Je me suis remémoré mon cauchemar et grimaça intérieurement tandis que je m'éloignais de ce monde trop gras et hypocrite pour rester dans un coin. Je n’aimais pas le fait d’abaisser mes défenses à cause d’un simple cauchemar, surtout pas en ces instants des plus délicats. La fatigue pesait sur mes épaules, mais hors de question de revenir dans mon lit, je ne souhaitais pas m’endormir pour le moment, ayant peur secrètement de devoir à nouveau affronter l’enfant que j’étais, ses larmes et ses hurlements. Je ne voulais pas sombrer, pas encore…

Je me suis rapprochée d'une gigantesque porte-fenêtre entre-ouverte pour profiter de l'air frais, habillée de cette robe de soirée m’empêchant de respirer, de ces chaussures me faisant terriblement mal aux pieds et de cette coiffure compliquée tirant en arrière mes cheveux. Mon éternel sourire rubis restait pourtant sur mes lèvres, malgré ces douleurs qui, comparées à celles et à cette répugnance inondant mon âme, ne paraissaient que grains de poussière. Ma politesse me faisait inclinée la tête en signe de salut face aux nobles se penchant face à moi, à chaque fois que j’en rencontrais de nouveau. L’envie de respirer l’air frais se faisait de plus en plus pressante, tout comme les maux de tête. J'ai laissé mon regard s'échapper par la fenêtre, j’aperçus l’océan au loin, la brise s’engouffra dans mes poumons.

J’ai perçu un mouvement furtif du coin de l’œil et tourna aussitôt la tête, réflexe de survie peut-être. Il s’agissait du gros chat noir dont les yeux saphir contrastaient à merveille avec l’obscurité du balcon sur lequel le félin prônait. Sa démarche pesante et hautaine l’amena jusqu’à mes pieds, et s’assied près de moi, m’observant de son regard frustré, me faisant grincer des dents par son miaulement trop strident à mon goût. Sa tête se colla avec force contre ma cheville, s’y frottant énergiquement, laissant quelques touffes de poils noirs en guise de demande de caresses. J’ai soupiré, un peu agacée, mais en même temps amusée de ce geste :

« Pff…Pire qu’un humain. »

Ma main se posa sur son crâne et gratta derrière les oreilles tandis qu’il ronronnait tout en crachant. Cette réaction me dégoûtait ; j’avais toujours trouvé ce chat idiot. Il était lunatique et ne savait jamais quelle émotion laissée paraître. La colère ou le contentement ? C’était cela que je haïssais : l’absence de décision. Il s’emprisonnait dans des sentiments contradictoires, se torturant petit à petit sans savoir quel chemin prendre. Un chat ne devrait-il pas être indépendant ? Ne devrait-il pas être l’exact opposé de l’humain ? Je détestais ce félin, il était trop humain.

Tout en fixant la mer au loin à travers la fenêtre, je pris machinalement mon porte-cylindre noir reposant dans les divers objets étant présents dans mes cheveux – oui je me sers de cet appareil pour me coiffer, après tout, ainsi je l’ai toujours sur moi et je ne risque pas de l’oublier. Mes lèvres frôlèrent l’embout spontanément, et j’ai tenté d’aspirer une bouffée du petit cylindre en papier contenant une certaine dose de tabac pour ensuite me rendre compte qu’il n’était pas allumé. J’ai soupiré, agacée par ma propre absence d’esprit. Ne devais-je pas faire attention à chaque détail ? A croire que je suis trop fatiguée pour seulement remarquer que je ne peux pas fumer si le tabac n’est pas allumé.
Mes yeux rouge et bleu plongèrent dans ceux saphir du chat relevant le menton d’un air orgueilleux, ma voix déclara d’un ton blasé :

« Je suppose que t’as pas de feu, toi ? »

Le silence fut ma seule réponse. Mon regard revint à ce panorama ; eau et ciel mêlés dans une peinture mélangeant clarté et assombrissement. Je mordillais l’embout du porte-tabac, plongée dans mes pensées et mes vengeances, aspirant à une idée grandiose qui pourrait repaître mon appétit de tortures de cette famille ignoble, entourée de tous ces immondices riant aux éclats, riant de leur boue immonde.

Calcule, calcule Angel, mais ça ne va certainement pas allumer ta drogue.

J'entrai dans la grande salle de bal, où bruissait déjà toute la noblesse du pays. Du moins, ceux dont l'importance leur permettait d'assister à une réception royale. J'avais conseillé à Sa Majesté de choisir une de ses résidences secondaires, estimant que la présence de la mer pouvait apporter une touche agréable au tableau. J'étais en retard, très en retard. L'heure du début des réjouissances avait sonnée depuis bien longtemps, et mes pas ne me portaient que maintenant dans la grande salle. Insolence, arrogance. User et abuser de mes prérogatives, de la faveur dont je jouissais auprès du souverain. Bien montrer aux autres nobles la différence entre eux et moi. Ils fulmineraient pendant un moment, se plaignant de ma suffisance et de ma désinvolture, mais ils n'oseraient rien faire. Et mon assise sur eux n'en serait que plus forte.

Je traversai la salle au milieu des murmures aristocratiques, ne leur prêtant pas plus d'attention qu'aux murmures des mouches, pour aller plier le genou devant le souverain monarque. Comme je m'y attendais, il ne me morigéna pas pour mon inexactitude, il n'y fit même pas allusion. Après avoir échangé quelques mots avec lui, je le quittai avec une nouvelle inclinaison du buste, lui demandant sa permission, comme l'exigeait l'étiquette, permission qu'il m'accorda bien évidemment sans le moindre problème. Tant que je reconnaissais sa supériorité, dans les paroles et dans les actes, je n'avais rien à craindre de lui.

Alors que je faisais le tour de la salle, un sourire de circonstance plaqué sur mon visage avec autant de soin que s'il était spontané, une jeune fille m'aborda avec un sourire plus grand encore que le mien. Elle ne devait pas avoir plus de quinze ans. En faisant une réverence parfaite, elle laissa comme par mégarde tomber sur le sol, juste devant mes pieds, une des roses blanches qui ornaient sa coiffure. Je répondis à son salut, saisissant sa main menue pour y déposer un baise-main, avant de me redresser pour l'examiner sans en avoir l'air. Je ne savais pas qui lui avait conseillé de revêtir cette robe, mais elle la mettait magnifiquement en valeur. Trop, même, trop pour que ce soit innocent. Pour qui me prenait-on, en espérant me faire tomber dans un piège aussi grossier ?

Je me baissai et ramassai la rose, jouant avec la fleur délicate entre mes doigts, sans faire mine de la rendre à sa propriétaire, sur laquelle mon regard s'attachait trop fixement pour qu'elle ne le remarque pas. Pourtant, ses joues ne portèrent pas la moindre rougeur. Es-tu si innocente que tu ne te rends compte de rien, oiseau couleur d'arc-en-ciel ? Ne sais-tu pas ce qui arrive à ceux qu'on lâche à proximité d'un faucon, pour le faire redescendre vers le sol, le mettant à portée d'arbalète du chasseur embusqué ? Rien n'est innocent dans ce monde, tu t'en rendras vite compte, à force de te faire balloter entre les ambitions concurrentes de tous ces nobles. Seuls les plus forts survivent, papillon étincelant de jeunesse, et tu ne me parais pas bien forte...

Je repris sa main et l'attirai délicatement contre moi, posant une main sur sa taille comme pour entamer une danse avec elle. Ce que je fis, esquissant quelques pas, la voyant faire des efforts pour me suivre aussi habilement, un peu tendue sous mes doigts, peut-être craignant que sa prestation ne soit pas à la hauteur des attentes de... sa famille ? Son père ? Que pouvais-je en savoir ? Je remontai légèrement ma main, l'installant dans le creux de son dos et me penchant sur elle, lui murmurant doucement à l'oreille, mon souffle caressant son épaule dénudée par sa robe :

"Transmets mes salutations à ton père, ma douce enfant, et rappelle-lui toute l'attention que je lui accorde... Il comprendra, ne t'en fais pas. Dis-lui d'essayer un autre genre de cadeau, la prochaine fois. Je ne mange pas de ce pain-là, surtout lorsqu'il est empoisonné..."

Je la quittai brusquement, la laissant désemparée, et me dirigeai vers la terrasse pour y respirer un peu d'air frais, et m'écarter de cette société des apparences, dans laquelle j'étais pourtant si parfaitement intégré... En franchissant la limite de la salle de réception, je laissai tomber mon sourire courtois, mes traits se figeant dans une expression impassible et impitoyable, mêlée de mépris pour tous ceux que je venais de quitter. Mais je n'étais pas seul sur cette terrasse, et mon sourire revint très rapidement sur mes lèvres tandis que je lui adressai la parole.

"Bonsoir, milady. J'espère que ma présence ne vous importune pas ?"

La lune n’était pas présente ce soir, elle se cachait comme tant d’autres étoiles sous une brume légère et humide, sous un délicat manteau grisé. J’observais le ciel, depuis quelques minutes déjà, toujours à la recherche d’une réponse à ma question de ces dernières heures ; seul mon père, ma sœur et moi-même étions à ce bal. Cette réception semblait importante et contenir le gratin de la noblesse mais…Quel intérêt avait-il à s’y rendre ? Oh certes, d’une certaine manière, il n’avait pas le choix s’il voulait se faire bien voir, seulement ce père tant haï n’allait jamais à une réception sans une idée derrière la tête…Je dois avouer que je lui ressemblais bien trop sur ce point ; chacun de nos actes était dicté par un fourbe objectif à atteindre. Mon index se contracta sur le porte-tabac, un léger craquement plaintif s’y échappant.

« Bonsoir, milady. J’espère que ma présence ne vous importune pas ? »

J’ai haussé un sourcil, légèrement surprise et déçue par la fin de mon éternel moment de solitude. Je ne me suis pas retournée, restant adossée au balcon, face au vide, face à cette plage infinie. Dis-moi, te souviens-tu de quand nous courions sur le sable, Maman ? Te souviens-tu de tes pieds effleurant l’écume et de tes yeux pleurant les vagues ? Moi, je m’en souviens, comme si c’était hier et le son délicat du calme semblait se languir d’un peu d’action, ne serait-ce que d'une conversation.

J’étais à moitié absorbée par mon petit problème, écoutant d’une oreille la voix de l’inconnu, polie et froide. Un noble…De toute manière, ce ne pouvait être un garçon d’écurie. Le chat noir aux yeux saphirs fixait impassible un point derrière moi, certainement cet étranger qui m’agaçait de par sa présence ; je touchais une hypothèse plausible et voilà que l’on détruit ma concentration. Tsk…Les humains, tous répugnants et écœurants. Qu’allais-je encore donner comme excuse ? Une douleur dans mon dos raviva mon agacement, mon envie de partir de cette ambiance étouffante, de ce rêve bien trop doré. Je sentis un craquement, un os se déplaçant avec une douceur trop douloureuse. J’ai grimacé pour ensuite revêtir un petit sourire hautain, continuant à fixer le lointain tout en répondant d’une voix polie et emplie d’ironie :

« Elle m’importune, messire, je m‘entrainais pour mes chants. Mais je vais dire que votre présence est une joie, et même un miracle à mon éternel ennui. »

Un gloussement sortit d’entre mes lèvres s’étirant, découvrant mes dents dans ce léger rire. Mes yeux asymétriques se posèrent sur le chat qui commença à planter ses griffes dans mon index, celui recouvert d’une longue bague en or en forme de griffe finement ciselée. Je l’ai remué, observant cet horrible félin ressemblant à un humain s’évertuer à ne pas succomber à son instinct. Je repris une nouvelle fois ma posture orgueilleuse, tentant de soulager mon dos écailleux, sans succès. Bah, qu’importe…

Je décidai de me retourner, pour faire face à l’importun qui n’était autre que ce cher Duc Nightwind…Ah bah ça par exemple, c’était tout à fait surprenant, un homme constamment entouré qui souhaitait prendre l’air. Je me rendis compte de mon insolence de tout à l’heure, mais n’en laissa rien paraître, plongeant mon regard dans le sien. Je croyais que l’obligation de lui offrir un de ces sourires de pimbêche ne pouvait plus exister. Je me serais juste faite passer pour une hypocrite et pour une idiote. Remarques, c’est ce que je souhaite en partie, mais il se serait douter de quelque chose, n’est-ce pas ? Mon père m’avait parlé de cet homme et de son intelligence. Alors je n’ai pas ôté mon sourire cynique, non, je l’ai gardé et je lui ai fait une révérence ressemblant à une excuse, continuant d’une voix posée mais en absence d’ironie cette fois-ci, fermant mes paupières sur mes yeux rouge et bleu :

« Veuillez m’excuser, Duc. Si j’avais su, j’aurais tenu ma langue. »

M’abaisser, constamment, pour mieux remonter, oui, pour mieux effleurer ce but ultime, cette notion me permettant d’exister…Je n’avais que faire de passer pour une idiote, une pimbêche, ou même une salope libertine des grands salons mondains, du moment que ce que je faisais me permettait d’obtenir toutes les chances possibles et inimaginables afin de mettre mon plan à exécution…Un rire jaune résonna en mon for intérieur tandis que je gardais la tête et le buste baissés, pliant les genoux pour montrer cette éternelle soumission de par cette révérence dont il fallait faire preuve face à un être de haut rang.

Angel, tu es terriblement immonde…

La réponse qu'elle me fit m'amusa profondément. Certes, elle ne s'était pas retournée, et ignorait donc certainement à qui elle parlait, mais ce genre de répliques ne se rencontrait que très rarement au sein de la société que je fréquentais, où régnaient l'hypocrisie et la courtoisie tellement surjouée qu'elle en devenait sans le moindre sens. Policée, embrigadée, d'une chape de complaisance pour feindre d'en ignorer les vices et les errances. Mon monde. Ma vie. Les flux et les reflux du pouvoir, que j'essayais de contrôler du mieux possible, de ne pas laisser une seule parcelle m'échapper.

Je m'avançai pour m'accouder à la barrière tandis qu'elle se retournait enfin, et acceptait que mon regard croise le sien, moi qui d'habitude laissai mes yeux errer sur ceux qui m'entouraient sans daigner les voir réellement. Elle marqua une légère surprise, peut-être, mais ne sembla pas totalement décontenancée en découvrant à qui elle avait parlé. Je ne la vis ni rougir, ni trembler devant moi. Un sourire étira légèrement mes lèvres tandis que je la comparais mentalement à la jeune fille que je venais de quitter. Dont je tenais toujours la rose, constatai-je avec un certain amusement.

"Vous auriez tenu votre langue ? Mais pour quelle raison, ma chère ? Par respect sincère et honnête envers ma personne ? Mon titre ? Mon pouvoir ? Ou bien par peur des représailles que je suis à même d'exercer contre ceux qui sont insolents envers moi ? A moins que ce ne soit pour vous concilier mes bonnes grâces ?"

Je la regardai en souriant tout en parlant, tandis qu'elle exécutait une révérence parfaite, parfaite et parfaitement superficielle, certainement, comme toutes les marques de respect dissimulant les appétits de pouvoir et de domination des nobles. Lorsqu'elle se redressa, je m'inclinai à mon tour, prenant sa main dans la mienne pour l'effleurer de mes lèvres avant de la libérer, une étincelle d'ironie brillant toujours dans mon regard clair tandis que je me ré-accoudai négligemment à côté d'elle, seule entorse que je m'accordais presque en permanence au cérémonial.

Mes doigts jouaient négligemment avec la petite rose blanche, caressant sensuellement ses pétales. Je regrettais de ne pas avoir pu plus profiter de la jeune fille innocente qui l'avait laissée tomber à mes pieds, mais je ne pouvais pas me permettre de tomber dans un piège aussi grossier. Enfin, il viendrait certainement d'ici peu une belle femme désireuse d'obtenir de moi une faveur pour un de ses amants, je n'en doutais pas.

"Corrigez-moi si je me trompe, milady, mais vous êtes Angel, fille du comte Dawn, n'est-ce pas ? Il est rare de vous voir à la cour, si je puis me permettre de vous adresser ce qui pourrait passer pour un reproche."

J'avais parlé sans me tourner vers elle, toujours de profil, le regard plongé au loin, ce qui ne m'empêchait pas de la voir parfaitement bien. Je savais depuis longtemps observer avec acuité ce qui se passait aux limites de mon champ visuel. Ceux qui s'y trouvaient pensaient que je ne les regardais pas, et laissaient plus libre cours à leurs émotions, dissimulant moins leurs réactions. Me livrant leurs secrets sans le réaliser, me permettant ensuite de les tenir d'une main de fer, les guidant à ma guise là où je voulais les mener.

Bien des nobles auraient donné leur vie pour se retrouver seuls avec moi sur une terrasse. Certains pour tenter de me séduire, d'autres alléchés par la perspective de me faire basculer par dessus la rambarde d'une simple poussée dans le dos. Expliquant ensuite que, pris par l'alcool, je n'avais pas réussi à conserver mon équilibre, faisant une chute malencontreuse sur les rochers, dix mètres en dessous de nous. Et elle, qu'allait-elle faire ?

Il n'est pas de plus parfaite notion qui te caractérise que celle de l'abomination, Angel. Un ange, oui, une beauté trop lisse, une beauté trop fausse, des ailes aussi blanches qu'un songe. Oui, qu'un songe. Car il faut ouvrir les yeux pour fixer avec répugnance le tas d'immondices que tu es devenue ; un être sans cœur, un être joueur, un ange dont les ailes torturées et déchirées laissent le sang couler sur les pavés de ton martyre. Angel, sous un masque de pureté et d'innocence, se cache à jamais un monstre semblable à la pire des morts. Et toi, ma douce, ma boueuse, mon infâme petit ange, dans cette révérence ultime que tu lui adresses, que reflètent tes yeux rouge et bleu ?

"Vous auriez tenu votre langue ? Mais pour quelle raison, ma chère ? Par respect sincère et honnête envers ma personne ? Mon titre ? Mon pouvoir ? Ou bien par peur des représailles que je suis à même d'exercer contre ceux qui sont insolents envers moi ? A moins que ce ne soit pour vous concilier mes bonnes grâces ?"

Je l'observais, de mon regard impassible, sans ciller, sans sourire. J'ai raté mon coup, je m'en voulais, car je m'étais laissée piéger par mon propre agacement. Il aurait fallu se retourner, n'est-ce pas ? Au mieux, nous aurions pu jouer à la belle admirant son supérieur, au pire, peut-être à une femme ayant trop abusée de l'alcool. Mais la situation était dangereuse, car cet être semblait intelligent, plus intelligent qu'il ne le laissait paraître et cela pouvait signer mon arrêt de mort. N'avais-tu pas dit que tu ne mourrais pas tant que tu ne les aurai pas tous tuer ? Il regardait le lointain, j'appuyai mon dos contre la rambarde, étirant un léger sourire sur mes lèvres peintes, une esquisse aussi ironique que son baise-main. D'ailleurs, j'aurais aimé lavé ma paume immédiatement, ne supportant pas le fait que l'on m'ait touché, encore, ne supportant pas l'humain en lui-même. Je pris une douce inspiration ; patience Angel, patience est maîtresse de sureté et la sureté de ton visage de marbre, de ton jeu insalubre doit continuer pour que ta carapace ne soit plus briser. Mais alors, que répondre ? Tout simple ce que le cynisme m'habitant aurait susurré à son oreille. Je me retournai, caressant de mes lèvres le front du félin grondant, murmurant dans une politesse calme et posée, dans une courtoisie timorée :

« Peut-être pour tout ce que vous avez cité, Messire. Ou peut-être tout simplement pour votre bon plaisir et votre éternel amusement. »

Il faut danser, oui, danser sans pour autant se brûler les mains, les lèvres et les yeux, pour cacher, savourer, étirer à jamais ce petit sourire imperceptible. Je fixais l'horizon, sans me préoccuper du chat jouant avec mon collier, effleurant parfois de trop prêt mon décolleté de ses griffes, y laissant quelques zébrures d'un rouge pâle, aussi pâle que mon regard.

"Corrigez-moi si je me trompe, milady, mais vous êtes Angel, fille du comte Dawn, n'est-ce pas ? Il est rare de vous voir à la cour, si je puis me permettre de vous adresser ce qui pourrait passer pour un reproche."

Comte. Oui. Comte. Comte ignoble et fourbe, malin et suffisant. Un comte aux allures d'idiot qui profite de son monde sans couleurs pour utiliser les autres. Fille de ce monstre, fille d'une femme dont personne ne connaissait le nom, dont personne ne se souciait sauf cette enfant squelettique qu'elle élevait. Je continuais à mordiller mon jouet, plus intensément pour ensuite poser mon regard sur le Duc. Que répondre dans ce labs de temps si court, sans donner l'impression de mentir ? Je devais avouer que mon père avait raison, cet homme était dangereux, car il observait chaque absence, il retenait chaque action dans une froideur terrible. L'excitation commença à tournoyer dans mes veines pour se taire sous mon ordre. Alors, que répondre ? Il fallait donner cette illusion de l'idiot mensonge cachant une vérité bénigne, une vérité elle-même mensonge couvrant une vérité plus boueuse encore.

Il était vrai qu'il était rare de me voir en compagnie de mon père à la cour. Tout simplement parce que ce dernier ne me laissait l'accompagner qu'en cas de besoin immédiat pour son commerce. Pourtant, aujourd'hui, je ne comprenais pas la raison de ma venue, la raison de devoir chanter pour ces êtres que je haïssais tant...A nouveau ce léger sourire, à nouveau ce regard poli et posé, aussi ironique que celui de cet homme à tes côtés.

« Votre intuition ne vous trompe pas, Duc Nightwind, et je m'excuse de me montrer si rarement mais voyez-vous, la rareté est souvent la source de regard et d'attention. Moins l'on se montre, mieux l'on nous remarque. Et mon père préfère m'emmener seulement pour des raisons qui le regarde et que je ne connais pas moi-même, hélas. »

Je posai mon porte-cylindre sur la rambarde, commençant à regarder le vide lorsque mon regard fut attiré par un objet très particulier, un objet que tenait de manière amusante le duc. Une rose, une rose aussi blanche que la robe de sa propriétaire. Devais-je m'en assurer ? Te voilà bien entreprenante Angel, attention, tu vas te faire taper sur les doigts. Mon index et mon pouce prirent avec délicatesse la rose d'entre les mains du Duc pour la porter à distance respectable de mon visage pour l'humer, la lui rendant ensuite. Rose fraichement coupée, agrémentant son doux humus d'un zeste de framboise et d'orchidée, aussi écœurantes que la propriétaire de ce parfum. Ma chère "petite sœur" était passée par ici. A nouveau ce sourire amusé et cynique. Mes doigts décorés de ces bagues en griffes ciselées caressèrent la flûte de champagne trônant prêt de moi, prêtes à l'éclater d'une légère fureur...effrayante, ornée d'un aimable sourire ♥. Je voyais désormais pourquoi mon père avait demandé ma présence et celle de ma "sœur tant aimée", cependant la raison m'en paraissait inconnue bien que moins obscure. Il était idiot. Terriblement idiot, ce père. A croire qu'il pourrait me tromper ainsi, à croire qu'il pourrait m'utiliser telle un simple objet. Remarques, je n'ai jamais rien dit jusqu'à ce jour...

Croyait-il réellement pouvoir duper un homme plus intelligent que lui avec de simples femmes ? Pour mon père, nous n'étions qu'objets lui permettant d'arriver à ses fins, c'est ce qui le caractérisait ; il jouait avec les personnes l'entourant telles des marionnettes dont il faisait danser les fils, nous nous ressemblions, lui et moi, et cela ne me plaisait pas, au contraire.

« Mais ce soir, je pense désormais connaître la raison de ma présence à ce bal, autre que pour piailler sur une scène.

Ton sourire s'étire, tu regardes cet homme, toujours aussi amusée et ironique ; bientôt tu tueras ce tortionnaire de père et tu te repaîtras de ses cris de douleur dans ta folie divine.

Un nouveau sourire apparut sur mes lèvres. Tout simplement pour mon bon plaisir et mon éternel amusement... ? Quelle magnifique et élégante manière d'éviter de répondre à une question. J'appréciai le procédé, et n'insistai pas davantage sur le sujet, auquel je n'accordais par ailleurs pas une grande importance. Sa façon d'être me plaisait, et je n'avais pour l'heure pas envie de passer trop de temps à essayer d'obtenir des informations sur elle. Plus tard, peut-être. Plus tard, je lâcherais mes ombres sur elle, pour la suivre, s'attacher à ses pas et me rapporter ses moindres faits et gestes. Plus tard, j'essaierais de l'intégrer dans ma toile de renseignements où s'intégraient peu à peu toutes mes connaissances.

Plus tard ou peut-être jamais, rectifiai-je intérieurement en la regardant à la dérobée. Quelqu'un d'aussi atypique qu'elle, quelqu'un qui détonait autant au milieu des nobles affaissés et rampants que je côtoyais, quelqu'un comme elle risquait de ne pas rester dans ma toile et d'en glisser, insaisissable, à chaque fois que je tenterais de l'y fixer. Mais pourquoi ne pas essayer malgré tout ? Je n'avais jamais rien abandonné avant d'avoir essayé d'y parvenir, et bien des batailles perdues d'avances s'étaient finalement terminées en ma faveur.

Je sentis son regard se poser sur moi et résistai à l'envie de tourner la tête pour la regarder. Qu'elle observe mon profil tant qu'elle le désirerait, qu'elle en retire toutes les informations qu'elle pourrait. Personne ne déchiffrait ce qui se passait dans mon âme en regardant mon visage. Même mes yeux, ce miroir de l'âme, étaient devenus une glace sans teint, à travers laquelle je pouvais tout observer sans que l'on ne parvienne à aller au delà de leur éclat ironique bleuté. Les secondes passaient, une, puis deux, puis trois... Un temps de réflexion pour une remarque aussi bénigne ? Quatre, cinq... Réponds, belle et mystérieuse jeune femme, réponds-moi, avant que ma méfiance ne s'éveille, avant que je ne me demande avec acuité ce à quoi tu réfléchis.

"Si la rareté est gage de qualité, alors vous êtes sans nul doute celle qui a le plus de valeur parmi toutes les personnes venues participer à ce grand événement. La personne en ayant le moins étant alors le roi, puisqu'il ne peut guère être absent de la cour dont il est le centre."

J'eus un léger rire, non à cause de ma remarque en tant que telle, mais parce qu'avec des paroles comme celles-là, n'importe qui d'autre que moi aurait pu en perdre la tête si elles avaient été rapportée au monarque en question. Même venant de moi, cela était risqué. Mais quel intérêt de disposer de grands pouvoirs si l'on ne pouvait pas jouer avec le feu infernal qui s'en dégageait ? Quel intérêt de s'élever jusqu'au plus haut échelon accessible hormis le trône lui-même si l'on ne pouvait pas glisser sur les limites, sur les crêtes, sur le fil de la lame à double tranchant de la faveur royale ?

"Je ne doute pas que vous serez d'autant plus remarquée que peu d'entre nous ont pu accoutumer nos yeux à votre vision. Mais il est un moyen d'attirer encore plus les regards à la cour : arriver au bras du duc Nightwind."

Je tournai brièvement la tête pour la regarder de face, lui offrant un sourire qui n'explicitait pas du tout ma dernière phrase. Simple remarque ? Proposition dissimulée ? Allusion à un événement que j'aurais moi-même organisé pour focaliser les yeux de la cour sur quelqu'un d'autre ? Je la laissai seule juge. Qu'elle décide par elle-même de la manière dont elle voulait le prendre. Et, surtout, qu'elle décide de la manière dont elle souhaitait réagir. Manière à laquelle j'allais bien évidemment être particulièrement attentif...

Elle tendit la main, prenant la rose que je caressais toujours du bout des doigts. J'entrouvris ma main pour lui permettre de saisir la fleur sans briser sa tige gracile et de la porter près de son visage, respirant le parfum qui s'en dégageait. Une inspiration, un infime temps d'arrêt, puis la rose immaculée reprit sa place entre mes doigts fins. J'esquissai un sourire, me remettant à jouer avec la fleur, écartant certains de ses pétales d'une manière assez significative pour que l'immense majorité des prudes de la cour la jugent choquante. Mais je me doutais que cela ne serait pas le cas de la jeune femme qui se tenait devant moi.

"Lorsqu'une fleur peut rater son effet, alors il faut essayer avec un bouquet, n'est-ce pas ? Si la fleur qui vient d'entrouvrir ses pétales splendide pour s'ouvrir à la lumière ne possède pas assez d'attraits, il faut en essayer une qui a eu le temps de s'épanouir... ? Jusqu'à ce que le papillon cède et se pose sur la fleur, à portée de filet du jardinier..."

Je reportai mon regard vers le ciel nocturne et sombre. Comment aurais-je pu ne pas comprendre son geste ? Moi qui connaissais tous les nobles du royaume, moi qui avais parfaitement reconnu une des jeunes filles du comte, du père de la magnifique femme qui se tenait devant moi... Il passait donc à l'offensive... ? Mais comment pouvait-il me sous-estimer autant ? Comment pouvait-il espérer m'abattre avec une attaque aussi évidente, aussi commune que cette jeune fille innocente aux roses immaculées ? A moins que cela ne soit qu'une feinte, pour me rassurer et détourner mon regard du sol qui s'ouvrirait sous mes pieds, au son du chant d'une jeune femme aux yeux mystérieux...

Un jeu d'échec. Te rends-tu compte, Angel ? Oui, un échiquier malingre et fourbe, déshonoré et empoussiéré. Mais un jeu tout de même où tu es une pièce, la Reine, la Tour, qui sait, peut-être seulement un pion ? Un pion aux saveurs délicates qui doit caresser de ses mains illusoires la robe d'un Chevalier trop froid. Seulement Angel, ma douce Angel, ma délicate Angel, ma divine Angel, tu n'as rien d'un pion, et il n'a rien d'un Chevalier. Les joueurs seront bien surpris de voir leurs pièces se rebeller. Ma tendre mésange...tu ne peux plus t'envoler, ainsi tes ailes brisées.

Je l'écoutai jouer avec sa propre vie, et ne put m'empêcher d'étirer un sourire. Il n'y avait vraiment que le Duc pour ainsi se plaire à s'amuser de ses droits. Un frisson parcourut mon échine, de jalousie ? D'envie ? Seulement d'excitation. Il m'aurait été facile de susurrer ces mêmes paroles, si j'avais un quelconque lien avantageux avec le roi. Mais qui puis-je si je ne suis qu'une pauvre et fragile jeune fille dévouée à son père...mh ? ♥

"Je ne doute pas que vous serez d'autant plus remarquée que peu d'entre nous ont pu accoutumer nos yeux à votre vision. Mais il est un moyen d'attirer encore plus les regards à la cour : arriver au bras du duc Nightwind."

Je plongeai mes yeux dans les siens, dans ces iris étincelants, rencontrant un mur froid et divinement épais. A nouveau ce sourire sur tes lèvres rouges. Qui puis-je si cet homme est cruellement intéressant ? Me voilà bien piégée, car il n'est plus ample tentation que l'idéal notion de puissance et de rage que l'on peut écraser sur un individu tel que le Comte Dawn. Je voulais le voir, cet homme, je voulais observer son sourire suffisant en pensant que j'avais réussi quelque chose d'impossible, qu'il avait enfin crucifié ce papillon de glace. Seulement, Père, l'eau même sous forme solide est aussi glissante que sous sa forme liquide. Je savourerai le moment où tu te rendras compte que j'ai entouré de mes bras cet humain, non pas pour toi mais pour moi. Et la trahison dans ton regard sera un délice à savourer. J'ai posé mon menton sur ma main ouverte, laissant passer un silence. De ces silences hésitants de la demoiselle intimidée ? Non, de ces silences languissants qui ne marchaient jamais sur cet homme, pourtant, autant se pavaner avec ce masque à moitié brisé, où le mensonge qui est dévoilé laisse place à jamais à une vérité sans vie, car la véritable identité de cette vérité ne doit à jamais être trouvée. Encore un sourire insalubre.

« Mais arriver à votre bras n'est-il pas altérer ma propre rareté par la vôtre ? Cependant, la question ne se pose pas, étant donné que le Duc Nightwind ne me proposera jamais ce bras. »

Tu commenças à pencher la tête de côté, dans cette ironie mal jouée, de cet air faussement dépité, pour terminer par un sourire charmeur. Il vaut mieux paraître le moindre, pour devenir le plus. C'est ce que j'ai toujours appris ; si tu veux obtenir tout ce que tu souhaites, sois seulement capable de ranger ton orgueil dans ta poche pour paraître plus bas que terre afin de te hisser au plus haut. La surprise, la boue, les immondices seront ta naissance, mais le blason doré sera ta récompense. Je deviendrai la pire des putains, la plus horrible de toutes ces femmes écœurantes pour arriver à mes fins...

Je me suis retournée pour faire face à la fenêtre dont la douce luminosité reflétait les ombres des danseurs et je n'ôtais pas mon sourire de mon visage. Il serait imbécile de penser que faire du Duc ma marionnette serait un jeu d'enfants, car cela signerait mon arrêt de mort. Il m'était impossible de supposer seulement qu'il sera berner par ma beauté, et même par mes paroles. Je devais poser une autre carte, et même peut-être dévoiler tout mon jeu car dans mes calculs indéchiffrables, aucun mensonge n'arriverait à le tromper, si ce n'est pour plus l'amener à découvrir ce que je cachais tant. La simplicité dans la complication est une bonne chose, mais la complication dans la simplicité est bien plus dure à obtenir. En fin de compte, nous étions tous deux des joueurs d'échecs, et tous deux semblions enclins à la même intelligence. Peut-être même était-il bien plus expert encore en la matière que moi-même...

« Lorsqu'une fleur peut rater son effet, alors il faut essayer avec un bouquet, n'est-ce pas ? Si la fleur qui vient d'entrouvrir ses pétales splendide pour s'ouvrir à la lumière ne possède pas assez d'attraits, il faut en essayer une qui a eu le temps de s'épanouir... ? Jusqu'à ce que le papillon cède et se pose sur la fleur, à portée de filet du jardinier... »

Mon oeil rouge se posa sur lui, animé d'une légère curiosité et d'une fausse surprise. Angel, avais-tu seulement pensé qu'il n'avait pas vu le piège tendu par ton père ? Pour qui me prends-tu, infâme vermine ? Ma "sœur" n'est rien qu'un jouet trop factice entre les mains de ce père. Mais pourquoi, pourquoi était-ce si facile à dévoiler ? Pourquoi ce plan semblait-il trop simple à mes yeux et aux yeux du Duc, de la part de mon père ? Que cachait-il en réalité ? Que voulait-il ? Cet homme est horrifiant, oui, horrifiant de par sa complexité maladive. Que complotait-il ? Qui gagnait en vérité ? J'ai serré ma mâchoire, mordillant le bout de mon porte-cylindre avant de le laisser entre les pattes du chat jouant avec. De mon doigt à la bague acérée, j'ai caressé ma lèvre pour ensuite poser mon regard sur le Duc, dans un silence prolongé.

Je n'avais pas d'autre choix, n'est-ce pas ? Combien de temps mon jeu résisterait-il à ce regard glacé si celui de mon père n'avait pas tenu dix minutes ? Mes yeux se plissèrent et je m'approchai de son oreille, posant ma main sur son épaule pour me hisser sur la pointe des pieds, susurrant d'une voix cynique ces paroles. Angel, tu vas te faire embrocher.

« Faudrait-il seulement que le papillon soit intéressé par la rose, faudrait-il seulement que la rose n'ait pas d'épines, faudrait-il seulement que le papillon ne soit pas à l'écoute du pollen de la fleur et cette dernière des couleurs divines de l'insecte, n'est-ce pas ? »

Une idée, un rire. Tu t'éloignes dans un sourire pour effleurer d'un doigt griffu la courbe du félin aux yeux saphirs, qui feule et s'enfuit dans un soupir.

Un air languissant, un sourire charmeur, l'assurance d'une femme consciente de ses qualités et n'hésitant pas à les mettre en valeur... Bien des hommes auraient été prêt à se damner pour elle dans une telle situation. Mais j'avais déjà donné mon âme, non au diable – j'avais passé l'âge de me préoccuper de ces billeversées - mais au pouvoir, pour assouvir mon ambition. Ma soif de puissance n'était toujours pas étanchée, oh non... Peut-être ne le serait-elle jamais. Soif inextinguible, ancrée dans ma nature même, une soif qui ne cesserait qu'avec ma mort. Seul point fixe de mon existence, aboutissement inatteignable de la route sur laquelle je hasardais mes pas.

Sourire encore, sourire toujours. Ne jamais oublier d'emporter son sourire avec soi, le garder plaqué sur ses lèvres avec naturel, singeant la spontanéité avec un talent digne des meilleurs mimes de la troupe royale, telles étaient les règles maîtresses qui régissait la vie des nobles de la cour. Règles auxquelles même moi ne pouvais échapper. Je souris à la femme qui se trouvait à mes côtés, sourire enjôleur auquel nombre de femmes avaient succombé, elles qui pensaient venir prendre mon cœur pour profiter de ma position et de mon influence, et qui n'avaient fait que rejoindre la cohorte d'insectes pris dans ma toile... Réponse à son propre sourire, conscient qu'elle, par contre, ne risquait pas de me tomber dans les bras sur un simple sourire.

"Permettez-moi de vous contredire. Ma valeur ne vient pas de la rareté. Je ne suis pas un diamant introuvable, mais une pierre précieuse à l'éclat sans pareil. Je brille tant que je suis éclairé par le pouvoir. Nos deux éclats n'auraient aucune chance de s'altérer l'un l'autre."

Ainsi, elle l'avait pris comme une proposition voilée et illusoire, une manière de tester sa réaction à un tel honneur. C'était le cas... en partie. Prudence et hardiesse à la fois, un mélange de subtilité et d'assurance, qui n'était pas sans me rappeler mon propre caractère. Ce qui la rendait d'autant plus redoutable, et donc digne de mon attention. Reflet de ce que j'aurais pu être si je n'étais pas venu au monde dans une famille ducale ? Pendant féminin de ce que j'étais ? Non, elle n'était pas mon double. Elle était parfaitement originale, suscitant plus encore un vif intérêt chez moi. Peut-être avait-elle raison lorsqu'elle m'avait déclaré être là pour mon éternel amusement.

"Et si ce duc, malgré le caractère improbable que vous associez à cette hypothèse, vous offrait malgré tout son bras, milady ? Si le noble le plus influent du royaume proposait à l'humble femme que vous paraissez êtres l'honneur de paraître à son bras au bal réunissant toute la haute société de ce pays, le refuseriez-vous ?"

Belle femme, quelle place prendrez-vous dans mes plans, vous et vos yeux si mystérieux, si atypiques, tout comme vous ? Je la regardai à travers le miroir impassible de mon regard indéchiffrable, une lueur d'intérêt ravivant malgré tout la clarté de mes yeux. Croisant ses yeux, soutenant leur regard assez longtemps pour montrer que je ne le craignais pas, puis je tournai de nouveau la tête, lui offrant mon profil. Observez-moi, belle dame. Prenez tout votre temps, je ne suis pas pressé. Je finirai par vous rallier à moi, ou par vous écraser. Je le sais. Cela ne sera pas facile, mais j'y déploierai tous mes efforts.

Ses doigts se posèrent délicatement sur mon épaule, la touchant sans s'y appuyer. Je restai de marbre pendant qu'elle me susurrait des paroles à l'oreille, des paroles qui faisaient redoubler d'ardeur une flamme en moi. La flamme du désir ambitieux, de la quête de pouvoir. Ma flamme secrète, qui se laissait parfois deviner en marge de mes discours et de mes gestes, dans certains de mes regards, qui semblaient considérer le monde comme m'appartenant, ou étant en passe de m'appartenir. Un peu de cette flamme brillait dans mes yeux tandis que je tournai le regard pour le poser sur elle, mes lèvres dessinant un léger sourire sur mon visage.

"Je ne l'aurais pas mieux dit. Je dois bien vous avouer que je suis impatient de savoir ce que donnera cette mise en présence de la rose et du papillon... Mais j'ai dans l'idée que le papillon prendra le risque de se poser sur la fleur pour lui demander ce qu'elle pense du jardinier qui l'a cultivée pour appâter le bel insecte..."

Mon sourire s'accentua légèrement tandis que je penchai un peu la tête sur le côté, mes mèches blondes ondulant gracieusement en suivant mon mouvement. Viens, Angel, viens avec moi, et dansons au milieu du feu, manquant de nous brûler les doigts à chaque seconde... Je reculai d'un pas pour l'incliner devant elle avec cette même courtoisie ironique, puis me redressai, plongeant mon regard dans le sien, tout en lui offrant mon bras.

"Me ferez-vous l'honneur de paraître au bal en ma compagnie, milady ?"